La main bleue
Certains
ont la main verte, vieille ou moite. Moi j’ai la main bleue. Et tout ce que
j’effleure se transforme en rêve. Les idées grises des petits matins mornes,
les idéologies du grand soir, les brillantes théories de fin d’après-midi, les
études de marchés, les programmes télés, les paroles creuses que l’on récite à
des troupeaux de répondeurs absents. D’un geste de la main, j’évapore la
réalité et dissous le concret, aussi sûrement qu’un orage d’été imbibe une
terre à l’agonie. Jusque dans la moiteur de son intimité la plus moussue,
buissonneuse ou broussailleuse, pour y distiller les fragiles effluves de son
odorante profondeur. Où que je sois, où que j’aille les cieux travestissent de
bleus leurs immensités azurées, tandis que les océans colorent leurs ondes
agitées de teintes céruléennes. Le monde ne m’appartient pas, et j’habite au
milieu de nulle part. Un petit chez moi, à deux pas d’ici. Minuscule
souricière, à peine plus grande qu’une petite ville de province, une localité
sans intérêt, un hameau sans nom, un lieu-dit. Un rectangle de béton éclairé au
néon, un îlot de ciment perdu au milieu d’une forêt de parking, de
périphériques, de centre commerciaux, d’immeubles désaffectés et de hangars de
stockage. Tristes repaires et insipides demeures des biens de consommations qui
peuplent nos vies, passant des hangars de stockage aux immeubles désinfectés
tous les matins à la javel, en minaudant vulgairement lors de brèves pauses
d’exposition dans des centres commerciaux. A ce flux et reflux d’objets
indispensables je reste indifférent, tout comme je reste étranger à ces hordes
de fantômes blafards d’inquiétudes et suintant d’anxiétés qui rôdent en
gémissant leur peine dans les canalisations du grand capital. Dans les égouts
du néo-libéralisme. Là où rien n’est gratuit, généreusement donné, pas même un
sourire, une caresse, un geste de la main, ici tout se paie. Dans cette prison
de mensonges et de vanités, éclairée à l’électricité nucléaire, la fragile
pâleur de l’aurore tremblotante n’apparaît jamais que sur des écrans de
contrôle, de télé ou de cinéma. Misérables hublots virtuels sur une réalité
déshydratée, en poudre en soupe ou en sachet. Chacun gère sa vie comme une
entreprise, pendant que chaque entreprise gère la vie de chacun. L’artefact y
tient lieu d’histoire, la publicité de lien social. Une vie de chiffres,
d’arrogance, de violences d’humiliations, d’ennui et de désolation. Je ne fais
que passer. Traverser à pas feutrés cette existence naufragée, comme un pirate
à la dérive sur une embarcation de fortune. Passager sans billet dans ce bus
qui n’en finit plus de m’emmener ailleurs et de me ramener nulle part. Des
millions d’allers-retours, sans destination. Condamné à l’exclusion, exilé dans
ce monde de tristesse, les nuages qui vont et viennent sont tout ce qu’il me
reste de ma langue maternelle. L’alphabet des oubliés, le b-a- ba de
l’éloignement, l’acronyme des incompris. Je mène une vie d’exilé poétique, de
naufragé onirique, sans travail ni famille ni patrie. Ma seule amie, c’est la
poésie. Et pour la retrouver, il me suffit d’un geste de la main. Où que je
sois où que j’aille, elle me rejoint, et tout ce que je touche se transforme en
rêve. D’un seul geste, j’éclipse la matière, et la soupe aux épinards se change
en pâtisseries au chocolat et à la framboise, les heures d’attentes dans des
files interminables, en heures de détentes sur des plages de sable rose,
l’interro de math en grande loterie nationale, le dur labeur quotidien en douces
et lointaines rêveries, la douleur les cris et les pleurs en un chant profond
et rempli de candeur. D’une main vacillante, je lisse un peu de buée, sur la
vitre, côté passager, la terre devient liquide et le monde se met à flotter.
L’horizon s’éclaire d’un bleu nacré et déploie son opaline pâleur sur l’onde
scintillante, qui s’éveille à son tour, en imitant les bruissements murmurés
d’une étoffe de soie flottant dans le néant. Comme un étendard céleste dans
l’obscurité d’un monde sans lendemain.
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