Les filles
Je m'appelle Clarisse et mes pensées sont rouges. Je
suis omniprésente, volubile, on m'entend, on m'attend, je me déguise, je me
répands. J'aime vivre aux bruits, à la foule, au vivant.
Mes pensées sont rouges puisqu'elles restent au chaud,
en moi, à l'intérieur de moi. Ce que l'on voit de moi n'est que le vent.
Je m'appelle Élisa et mes pieds sont rouges. Je reste
là, immobile, et j'observe. Le monde est vaste, les hommes sont violents, je
recule. Je reste là, immobile, et j'observe. Mes pieds sont rouges.
Le jour où ils prendront le chemin de la vie, je
serais parmi les femmes sauvages.
Je m'appelle Solange et mes lèvres sont rouges.
J'avance lentement, je devance vos avances, esquive. Je suis l'effacée, un rien
m'effraie, il ne faut pas me brusquer. Mes lèvres sont rouges, elles sont ce
que j'ai de plus précieux, bouche et sexe accordés.
Je m'appelle Délia et mon rire est rouge. Je m'avance,
légère, vers vous, vers eux, vers elles. Je sautille, mon pas est léger. Je me
faufile et surgis là où vous ne m'attendez pas. Mon rire est rouge, il est mon
offrande au monde, aux hommes, aux éléments.
Je m'appelle Marianne et mon cœur est rouge. Emmurée.
Ceux que je choisis, ceux qui m'entourent, ils vivent tous en mes remparts. Mon
cœur est rouge puisqu'il est citadelle, de feu, de flammes, de femmes.
Nous sommes des adolescentes qui ne se tiennent pas
droites, qui se tiennent avachies, les épaules voûtées, les jambes
recroquevillées sur le buste, assises en tailleur, assises à l‘envers, marchant
tête baissée, marchant côte à côte, deux grandes et trois petites, des visages
renégociés à chaque humeur, les ongles rongés, certains jaunies par les
cigarettes de tabac roulé, un chewing-gum à la bouche, les cheveux emmêlés, les
baskets trouées, la main comme post-it et le sac à dos comme bagage, toujours
arpentant les rues plutôt que les routes, traversant en diagonale, ne
distinguant aucune unité à la foule, souriant parfois au hasard, silencieuses
ou criardes, jamais en avance, souvent flegmatiques, masquant ainsi mollement
nos angoisses. Nous avons chacune une sexualité qui lui est propre, chacune un
style vestimentaire qui lui est significatif, chacune une griffe cosmétique qui
lui est symbolique. Une étoile, des chaussettes, un homme, un chapeau, un
point, une femme, une spirale, ni l’un ni l’autre, un bracelet, seule, un
foulard, un signe, les deux. Il n’y a là aucune volonté de s’opposer, de se
révolter, de contester, de boycotter, de revendiquer. Nous n’avons aucune
conscience politique. Il y a là une volonté de s’affirmer en tant que soi, en
tant qu’identité singulière, en tant que personnalité authentique, en tant que
personne encerclant le dedans et le dehors d‘une sphère unitaire. Nous sommes
des caricatures de nous-mêmes. Des filles rouges. Des filles peintes en rouge.
Narcisses baignant dans le sang menstruel.
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