Friday, June 11, 2010

De Stéphanie Quérité (extrait de T-B 79)


Les filles

Je m'appelle Clarisse et mes pensées sont rouges. Je suis omniprésente, volubile, on m'entend, on m'attend, je me déguise, je me répands. J'aime vivre aux bruits, à la foule, au vivant.
Mes pensées sont rouges puisqu'elles restent au chaud, en moi, à l'intérieur de moi. Ce que l'on voit de moi n'est que le vent.

Je m'appelle Élisa et mes pieds sont rouges. Je reste là, immobile, et j'observe. Le monde est vaste, les hommes sont violents, je recule. Je reste là, immobile, et j'observe. Mes pieds sont rouges.
Le jour où ils prendront le chemin de la vie, je serais parmi les femmes sauvages.

Je m'appelle Solange et mes lèvres sont rouges. J'avance lentement, je devance vos avances, esquive. Je suis l'effacée, un rien m'effraie, il ne faut pas me brusquer. Mes lèvres sont rouges, elles sont ce que j'ai de plus précieux, bouche et sexe accordés.

Je m'appelle Délia et mon rire est rouge. Je m'avance, légère, vers vous, vers eux, vers elles. Je sautille, mon pas est léger. Je me faufile et surgis là où vous ne m'attendez pas. Mon rire est rouge, il est mon offrande au monde, aux hommes, aux éléments.

Je m'appelle Marianne et mon cœur est rouge. Emmurée. Ceux que je choisis, ceux qui m'entourent, ils vivent tous en mes remparts. Mon cœur est rouge puisqu'il est citadelle, de feu, de flammes, de femmes.

Nous sommes des adolescentes qui ne se tiennent pas droites, qui se tiennent avachies, les épaules voûtées, les jambes recroquevillées sur le buste, assises en tailleur, assises à l‘envers, marchant tête baissée, marchant côte à côte, deux grandes et trois petites, des visages renégociés à chaque humeur, les ongles rongés, certains jaunies par les cigarettes de tabac roulé, un chewing-gum à la bouche, les cheveux emmêlés, les baskets trouées, la main comme post-it et le sac à dos comme bagage, toujours arpentant les rues plutôt que les routes, traversant en diagonale, ne distinguant aucune unité à la foule, souriant parfois au hasard, silencieuses ou criardes, jamais en avance, souvent flegmatiques, masquant ainsi mollement nos angoisses. Nous avons chacune une sexualité qui lui est propre, chacune un style vestimentaire qui lui est significatif, chacune une griffe cosmétique qui lui est symbolique. Une étoile, des chaussettes, un homme, un chapeau, un point, une femme, une spirale, ni l’un ni l’autre, un bracelet, seule, un foulard, un signe, les deux. Il n’y a là aucune volonté de s’opposer, de se révolter, de contester, de boycotter, de revendiquer. Nous n’avons aucune conscience politique. Il y a là une volonté de s’affirmer en tant que soi, en tant qu’identité singulière, en tant que personnalité authentique, en tant que personne encerclant le dedans et le dehors d‘une sphère unitaire. Nous sommes des caricatures de nous-mêmes. Des filles rouges. Des filles peintes en rouge. Narcisses baignant dans le sang menstruel. 

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