Tuesday, December 27, 2005

Traction-brabant 106

 
Mon vieil Alphonse tourne mal. Bon, c’est vrai, je fréquente le bistrot moi aussi, mais Alphonse au bar carrément pendant les pauses. Ça se lit sur sa tronche, à dominante rouge violacée. D’ailleurs, la tenue toute entière du personnage est négligée : jambières sales, hirsute plus que barbu. Et puis, il a le regard d’un chien battu. Déjà qu’avant, ce vieux garçon fonctionnaire n’était pas très épanoui, là, c’est le pompon ! Alors qu’il vient de décoller du comptoir en baskets à trous, je décide d’entreprendre la serveuse à son sujet.
« Vous ne trouvez pas qu’Alphonse file un mauvais coton ? Si je ne le connaissais pas d’avant, je penserais qu’il a combattu au Vietnam, tellement sa carcasse tremble par à-coups…
- M’en parlez pas ! C’est sa passion pour l’écriture qui l’a mis dans cet état.
- Ah bon, ça m’étonne un peu, pourtant… »
Je le savais épris de poésie, noircissant du papier à ses heures perdues, mais pour moi, c’était juste une manie, semblable à celle qui consistait à collectionner des animaux empaillés.
« Figurez-vous que le pauvre hère a bénéficié d’une résidence d’auteur pendant six mois.
- Ah bon, j’ignorais que c’était si dangereux, une résidence d’auteur… De quoi s’agit-il, d’abord ?
- En fait, du paradis sur terre. Durant la moitié d’une année, votre ami a été logé nourri blanchi et a même reçu un petit pécule pour écrire…
- Sans blagues !?…
- Comme je vous le dis, sauf que la guerre est arrivée après. Quand Alphonse a été rendu à la vie civile, ça l’a détruit. Le vrai coup de massue. Effet pressurisation garanti, qu’il m’a raconté entre deux pleurs d’alcool. Imaginez plutôt ! Renouer avec ce couloir le ramenant au bureau. Pointer par obligation ! Subir les rappels à l’ordre mensuels de sa chef de service commentant des stats désastreuses. Ne pas pouvoir se boucher les oreilles quand ses collègues délayent leurs espoirs de promotions sur place !…
- Ah bon sang ! Je comprends mieux désormais. Il aurait dû attendre la retraite afin de connaître le nirvana !
- Mon dieu, hélas, oui. C’était la voie de la sagesse !    

P.M.
 

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